LA CONSCIENCE DE CE QUI EST TECHNIQUEMENT REALISABLE

 

La matière dans tous ses états

Pendant un million d'années, pour faire des outils et des objets, l'homme a utilisé principalement cinq matériaux : bois, pierre, os, corne et cuir. Au début du néolithique se produit un ensemble complexe de transformations radicales qui entraîne un enrichissement significatif de la gamme des matériaux utilisés : apparaissent alors l'argile, la laine, les fibres végétales et, à une époque plus récente, les premiers métaux.

Durant cinq mille ans, ces matériaux ont été ceux que l'humanité a utilisé pour se construire un environnement artificiel. Il a fallu les profonds bouleversements culturels, sociaux et économiques de la révolution industrielle pour que se multiplient les matériaux disponibles.

Au début du siècle, il fallait moins de cent matériaux différents pour faire une automobile; on en compte aujourd'hui plus de quatre mille et cette diversification ne cesse de s'accroître.

Mais ceci n'est que la partie visible de l'iceberg puisqu'on évalue le nombre des matériaux standards entre 50000 et 70000 !

En réalité, l'inventaire est devenu impossible, le nombre étant aussi infini que les possibilités de combiner des composants différents en vue de performances précises.

L'identité des matériaux

La mémoire collective est peuplée de murs de pierre, meubles en bois, matelas en laine, épées en acier, couronnes en or, etc. Dans chacun de ces stéréotypes, le nom du matériau apparaît chargé de son sens le plus large. Grâce à lui, l'objet acquiert un poids, une épaisseur culturelle : la pierre est dure, le bois symbole de l'écoulement du temps, la laine chaleur de l'intimité, l'acier force froide. Chaque culture a connu de tels signifiants et signifiés formant un langage des choses.

Le fil de cette continuité semble aujourd'hui rompu : mémoire, expérience, intuition ne nous aident plus. Les objets de la dernière génération se présentent de telle façon que nous pouvons peut-être dire en quoi ils paraissent faits, mais sûrement pas en quoi ils sont faits. Un monde de matériaux sans noms est en train de se créer dont nous ne percevons que des surfaces, des relations locales et momentanées, en un mot : des apparences.

Les plastiques ont joué un rôle fondamental dans le paysage actuel des matériaux, l'histoire de leur image est caractérisée par un passage de l'identification possible d'autrefois à l'impossibilité de les reconnaître. Leur nombre a considérablement augmenté, leurs propriètés se sont accrues au-delà de toute attente et ils se sont combinés sans vergogne aux matériaux les plus disparates. Enfin libres de toute attache idéologique et culturelle, ils ont pleinement développé leur facultés de mimétisme et d'adaptation, envahissant tout le système des objets.

Il existe déjà des combinaisons de matériaux et de procédés qui produisent des objets et des composants sans références aucune, sans même de ressemblance à laquelle se raccrocher. Pour de tels objets, au lieu de dire de quoi ils sont faits on peut indiquer de quoi ils sont capables. La question "qu'est-ce que c'est ?" cède alors la place à la question "ça fait quoi ?"

Ce qui a irréversiblement disparu est que le matériau soit intrinsèquement doté de qualités d'images et d'identité : cela n'existe plus ni pour les plastiques ni pour les autres matériaux. Dans cette situation, l'utilisateur, face à tout matériau intégré dans un composant, doit nécessairement expérimenter personnellement et localement ses propriétés, sans pouvoir à-priori en prévoir d'autres que celles vérifiées, ni leur attribuer un quelconque sens culturel.

Un univers composite

Dans le panorama des matériaux, les chemins de l'innovation mènent souvent aux composites, on y arrive en partant de l'évolution des plastiques comme de celle des matériaux traditionnels. Du reste, un des plus anciens matériaux de construction, le pisée de paille et d'argile, obéit exactement à la même logique que les composites avancés : exploiter la résistance à la rupture que possèdent les fibres, en laissant à une matrice de qualité mécanique inférieure le soin de les maintenir dans la forme voulue.

Mais pour comprendre les composites, il faut oublier leur origine plastique, métallique ou autre, et les envisager comme une unité en soi. L'acception la plus répandue est aussi la plus restrictive et désigne les solutions qui associent des matrices et des fibres de natures différentes et dont le rapport poids/performance est exceptionnel. Dans un sens plus large on peur englober les structures constituées de matériaux différents profondément intégrés les uns aux autres pour constituer un élément unitaire aux performances supérieures à celle des composants isolés.

L'objet composite est partout, sous les formes les plus diverses, car il présente souvent la réponse la mieux adaptée à la complexité des produits. Il représente également un champs d'investigation illimité pour le concepteur qui, face à des limites techniques constamment repoussées, peut donner libre court à son imagination.

Le designer comme maître d'oeuvre

L'évolution fantastique des matériaux et des technologies permet la production d'objets dont la forme et l'aspect n'ont rien à voir avec ce que les techniques d'un passé récent pouvaient proposer. l'ère moderne a rendu banales les lignes droites et les surfaces plates qu'avec tant d'efforts l'artisan s'efforçait d'obtenir. L'intégration permet de diminuer le nombre des parties qui composent l'objet tout en augmentant le nombre des fonctions remplies par chaque partie.

Observée et connue par expérience directe, la matière a traditionnellement représenté pour l'artiste ou l'artisan, non seulement une contrainte concrète à laquelle se confronter, mais aussi une source énorme d'incitations à créer. Aujourd'hui, son artificialisation et sa dématérialisation progressive modifient ce cadre de référence et la façon de l'aborder. La nouvelle matière d'où tirer l'inspiration n'a plus la physicité d'un matériau tangible, elle se présente plutôt comme un ensemble de possibilités et de performances, dans un système technique capable d'effectuer des manipulations toujours plus subtiles.

Le concepteur ne doit pas seulement s'orienter au milieu d'une multiplicité d'options, il doit surtout adapter ses facultés d'intuition, sa créativité et sa méthode de travail à une tendance générale à l'abstraction, à l'immatérialité et au grand nombre de paramètres à considérer pour opérer sur la matière.

La tradition a forgé deux types de concepteurs : l'ingénieur et l'architecte/designer. Le premier s'est placé dans le cadre du développement technologique moderne. Le second appartient culturellement à une tradition plus ancienne et se doit d'allier aux aspects techniques des problématiques qui ne sont pas strictement productives.

Les ingénieurs ont progressivement spécialisé leur champs d'intérêt, se mesurant toujours au même type de difficultés. Les architectes/designers ont au contraire continué à se confronter avec l'ensemble des possibilités techniques, en faisant référence à un système de valeurs qui inclut les aspirations sociales, l'expression stylistique, les valeurs poétiques. Cette différence d'attitude a permis aux ingénieurs de maîtriser au moins les aspects liés à leur pratique, tandis que les architectes/designers ont perdu très rapidement la possibilité de suivre globalement l'évolution technologique.

Il en résulte de nouvelles formes de projets organisés non plus d'une manière hiérarchique, mais dont les compétences s'interconnectent horizontalement autour du concepteur. Telle est la base du savoir transversal, forme particulière d'organisation adaptée à la gestion de la complexité, qui réclame de la part du concepteur un "savoir du savoir".

Connaître qui fait quoi, déterminer ce qui présente un intérêt dans ce que quelqu'un sait, et parvenir à communiquer avec l'ensemble des acteurs du projet, voilà ce que doit devenir la compétence particulière du concepteur comme maître-d'oeuvre.

texte librement inspiré de "La matière de l'invention" de Ezio Manzini, édition Centre Georges Pompidou.